Un si joli village !
Les histoires les plus simple, dit-on, sont les plus belles, pour preuve, l'évocation de quelques « souvenirs d'un écolier alsacien de 1860 à 1866 » faite le 1er mai 1917 à Paris, par Charles WAGNER, dans le cadre de la semaine alsacienne-lorraine, après l'allocution de Mme WITT-SCHLUMBERGER, présidente de l'aide fraternelle aux réfugiés et évacués alsaciens-lorrains.
Né en 1852 à Vibersviller en Moselle, Charles Wagner passa une partie de sa jeunesse à Tieffenbach où son père avait été nommé pasteur.
... Extraits ...
« Très plaisant à habiter, ce village forestier se trouvait blotti au milieu des jolies petites Vosges. Dans cette région, si l'on gratte la terre ou qu'elle s'éboule et s'éventre toute seule, elle est rouge, d'un rouge magnifique et chaud. Collines et vallons sont des miniatures. D'une pente à l'autre, les merles se répondent. Pays pauvres, mais gentil, idyllique, surtout avant le chemin de fer... »
Respect des religions
Dans ce village primitif de paysans et de bûcherons, on vivait en une sorte d'indivisions religieuse et sociale. Il y avait trois religions : la religion juive, catholique et protestante. Tout ce monde s'entendait très bien. La preuve, la voici. Le boucher était juif et tout le monde achetait sa viande chez lui. Lorsqu'on sacrifiait les animaux, le ministre officiant venait d'un petit pays, Struth, pas très loin de là, une espèce de petit Jérusalem. On pouvait y observer toutes sortes de vieilles coutumes, entre autres, la fête des Tabernacles. On arrangeait des gloriettes devant les maisons avec des branchages verts coupés dans la forêt. Lors donc que le sacrificateur descendait de Struth à Tieffenbach, tous les enfants du village couraient à sa rencontre et dansaient devant lui.
C'était affreux de danser devant un homme qui va saigner des bêtes. Mais on trouvait cela très amusant. Du reste, c'était lui qui nous avait enseigné à l'annoncer en chantant devant lui : « Der Schächter kummt ; er isch schun do ! » (Le sacrificateur vient ; il est déjà au village !). Les juifs avaient leur synagogue à Struth. A Tieffenbach, il n'y avait qu'une église : catholiques et protestants fréquentaient la même, à tour de rôle. Elle n'existe plus. De longues années après, un jour que les cloches sonnaient à toute volée, elles firent écrouler le clocher... Le curé s'appelait Rothan. Je le revois encore. C'était un ami de mon père. Tous les deux étaient jardiniers. Il y avait entre eux une espèce d'émulation pour voir, au printemps, lequel aurait le premier radis ou la première tête de salade. Il est vrai qu'ils s'en offraient mutuellement avec une courtoisie parfaite. Au milieu de l'existence simple et patriarcale de ce village, j'ai appris le respect des religions.
A cette époque-là, ce qui intéressait le plus l'enfant, c'étaient les repas de famille. Le soir, quand les paysans se mettaient à table pour manger le lait caillé et les pommes de terre, j'avais toujours l'air de dire que je voulais me retirer. On me répondait invariablement : « Mais non, petit Charles, reste donc ici, nous mangeons avant vous, tu auras bien le temps de dîner à la maison. Commence par dîner avec nous ».
45 élèves pour un maître
Hélas ! Mon père mourut lorsque j'avais à peine six ans. Alors il fallait déménager pour faire place au successeur. La petite famille, heureusement, put se replier sur la maison de grand-mère. Me voilà donc à l'école. La maison d'école était très simple, et c'est la première maison d'école qui eût été bâtie dans ce village. Il y avait filles, garçons, petits, grands, en tout quarante à quarante-cinq têtes d'enfants pour un seul maître obligé de les instruire tous. Le système des moniteurs était appliqué. Ça marchait bien grâce à la précaution qu'on prenait de nous faire souvent écrire. Les tout petits faisaient des bâtons, les autres formaient des lettres un peu plus compliquées. Les aînés s'escrimaient sur un modèle copié, aussi bien qu'ils le pouvaient et aussi calligraphiquement qu'ils en étaient capables. On obtenait, par ce moyen, des heures de silence où le maître n'avait qu'à jeter un regard sur la salle : pendant ce temps, nous apprenions à bien écrire.
Hors de l'école, c'est là que nous apprenions l'histoire, et où l'apprenions-nous ? D'abord, sous ce qu'on appelle le Schopf (l'échoppe). Près de la plupart des maisons paysannes, il y avait un abri couvert sous lequel il y avait du bois, du foin, de la paille et où il ne faisait pas chaud en été et pas froid en hiver.
Sous le Schopf on y respirait de fortes odeurs d'écurie chères aux cultivateurs. Les anciens s'installaient là avec tous ceux qui ne pouvaient pas aller travailler aux champs ou qui n'avaient pas justement de raison urgente pour y aller. J'ai toujours adoré les anciens. Il y en avait une demi-douzaine qui fumaient des brûle-gueule impressionnants. Pour eux, ces grosses pipes étaient des encensoirs en quelque vénérable sanctuaire de la tradition. Pendant qu'ils fumaient, ils disaient : « Ah ! Mon petit Charles, tu sais, dans le temps, ce n'était pas comme aujourd'hui, il n'y avait pas la belle chaussée que tu vois et la diligence qui y passe ; il n'y avait pas de routes, c'étaient des chemins tout à fait mauvais. Maintenant, vous allez à l'école, vous y devenez savants, mais autrefois nous n'y allions pas, sauf aux grands froids où le vieux Adam nous offrait ses leçons ». Adam était un ancien militaire. Chacun prenait sa bûche, en hiver, sous le bras et nous allions chez lui. Cette bûche, c'était pour nous chauffer. Pendant qu'il faisait son métier de tourneur, il nous enseignait à lire. Mais lui-même ne savait pas bien lire : les grands mots l'intimidaient. Il se contentait de lire avec nous les mots les plus brefs.
Le Stiefelhans
Ah ! Nous aimions beaucoup la veillée. On tâchait de se cacher derrière le poêle et d'écouter. J'ai entendu là quelquefois raconter la Révolution de 1848 et les grandes idées de liberté et la plantation des arbres de la liberté. Aux baptêmes, les parrains faisaient pleuvoir, dans nos chapeaux ou nos tabliers, des averses bigarrés de dragées. Vers la fin du repas de noce, nous étions aussi invités à venir manger quelque friandise, et personne ne se faisait prier pour suivre cette vieille coutume.
J'avouerai toutefois que nous étions belliqueux et même que nous partions en guerre, les dimanche soirs, contre les gars d'un village voisin, avec les ancêtres desquels nos ancêtres s'étaient déjà battus. Bâtons, pierres lancées, cris terribles poussés, tout rendait ces rixes quelques peu sauvages. Je n'ai qu'à porter la main sur une région de mon cuir chevelu pour y retrouver une cicatrice provenant de ces batailles. Une certaine année, elles devinrent si violentes que les deux municipalités s'en mêlèrent et nous fûmes séparés et ramenés au logis par les gardes champêtres.
Pour nous, nous avons découvert qu'il y avait un monde au-delà du village. D'abord, il y avait un vieux type, un chemineau. Il avait l'air de quelqu'un qui date d'avant Mathusalem et qui vient du bout de la terre. Il s'appelait Stiefelhans parce qu'il avait des bottes énormes et qu'il s'appelait Hans. Il portait des cheveux très longs, sûrement habités, et nous avions pour consigne : " Regardez-le, mais ne le touchez pas ! " Enfin arrivaient les bohémiens qui s'installaient dans le village et qui venaient de très loin. Quelquefois, ils montaient un théâtre. J'ai vu jouer en plein air Geneviève de Brabant. Il tombait plus de larmes dans les mouchoirs que je n'en ai vu jamais couler dans le théâtre le plus magnifique organisé dans les villes où l'on a des troupes de profession.
Dans les dernières années que je fréquentais l'école primaire, on m'envoya chez le pasteur du village afin qu'il mît sur mon esprit un peu de teinture de langues mortes. C'est ainsi que j'appris les premiers rudiments du latin et du grec. Et puis, en 1866, le mois d'octobre venu, on me dit : « Voilà, il faut partir pour Paris, dans telle et telle école ». Savez-vous quelle impression m'a produite Paris ? Une impression de tristesse. C'était au mois d'octobre. Il me semblait qu'il faisait toujours nuit et, à travers les brumes automnales, rien que des chevaux, des voitures, des chiens et des inconnus pressés. Par vieille habitude, souvent je sifflais. Le directeur de l'école, en s'approchant, interrompit cet exercice, en déclarant : « Mon ami, vous n'êtes plus dans votre forêt ! ». Hélas ! Je m'en apercevais bien ! Je n'étais plus dans ma forêt et je regrettais bien d'en être si loin